Ce billet fait suite à un petit débat lancé dans les commentaires d’Exelen quand X4713R a abordé le sujet de la PSP Go. J’avais à la base écrit un pavé pour répondre à Uriel et étendre le débat en même temps, mais finalement je me suis dit que plutôt qu’un commentaire ridiculement long, autant pousser l’idée jusqu’au bout et transformer le texte en un petit article mieux structuré et plus lisible.
Commençons par replacer le contexte. Sony a annoncé au dernier E3 le lancement pour octobre de la PSP Go, une nouvelle version de leur console portable qui se positionnerait en complément de la PSP-3000, au lieu de la remplacer comme toutes les précédentes itérations de la PSP. Pourquoi ce changement de politique, pourquoi distribuer deux modèles en même temps ? La petite nouvelle a en fait la particularité de se baser exclusivement sur la distribution numérique via le PlayStation Store. Plus de lecteur UMD, votre seule source de jeu sera à présent le téléchargement.
Avant même sa sortie, l’enthousiasme est déjà loin de faire l’unanimité. Prix trop élevé, peut-être à cause des 16 Go de mémoire flash interne toujours coûteuse. Capacité de stockage réduite pour ses ambitions à laquelle l’ajout de Memory Stick Micro n’offre qu’une maigre consolation, toujours vu le prix de ces dernières. Sans parler de la tarification ridicule des jeux sur le PSN, vendus au même prix que les versions physiques alors que les coûts de distribution sont bien moindres. Les reproches ne manquent pas. Mais bien au-delà des problèmes du matériel, la vraie question mise en avant est celle de la viabilité de la distribution numérique, telle qu’elle nous est présentée aujourd’hui.
Actuellement, je mène ma vie de joueur en entassant des bouts de plastique. Ces galettes, passe-droit vers le monde magique des jeux vidéo, contiennent l’intégralité du titre correspondant, sont indépendantes, peuvent tourner sur n’importe quelle machine si on oublie la limite plus absurde que jamais du zonage par région sur console et toutes les protections anti-piratage du monde PC. J’en suis le propriétaire et peut donc en faire ce que je veux. Rien ne m’empêche de prêter le jeu, de le revendre, ou même de jouer au frisbee avec si l’envie m’en chante. On se doute bien que ce n’est pas demain la veille que je le ferais, mais c’est juste pour illustrer la possession, si ce n’est du jeu (dont la propriété intellectuelle appartient toujours à l’éditeur et au développeur), mais au moins de l’exemplaire, le support physique.
Depuis déjà un moment avec la popularisation d’Internet, puis du haut débit, télécharger un jeu est devenu bien plus qu’une chimère, mais une réalité. Bien âpre pour les éditeurs, car comme souvent le monde ne les a pas attendu pour profiter des avancées de la technologie. Jusqu’à récemment, le jeu complètement virtualisé était l’apanage des pirates. La donne a toutefois changé dernièrement, d’abord sur le monde PC avec Steam, puis sur console avec le Xbox Live Marketplace, suivi des Wii Shop Channel et PlayStation Store.
Loin de moi l’idée de vouloir rejeter ces nouveautés en bloc, je pense au contraire que la distribution numérique présente un grand nombre d’avantages. Elle signe avant tout, de par son essence même, la fin des ruptures de stock. Elle nous affranchirait également une bonne fois pour toute des limites de stockage des supports physiques et par la même des jeux étalés sur plusieurs disques (et encore faut-il que la plate-forme autorise ces cabrioles, *tousse* consoles portables). Avoir toute sa ludothèque présente sur un unique disque dur permet de simplifier le passage d’un titre à l’autre sans devoir fouiller dans sa pile, ranger la galette précédente et en insérer une nouvelle. Ce dernier point est d’autant plus intéressant pour une console portable en réduisant l’encombrement proportionnellement au nombre de jeux qu’on trimbale (comparez une Memory Stick Micro avec une dizaine d’UMD).
Tous ces avantages sont des acquis valides dès aujourd’hui. Mais pour pousser un peu plus loin, on pourrait s’imaginer dans un monde de rêve, où on pourrait même imaginer la possibilité de « virtualiser » ses jeux déjà achetés sur support physique. Pourquoi parler de rêve alors que n’importe quel pirate, ou même dans de nombreux cas des propriétaires légitimes cherchant à se simplifier la vie en craquant leurs exemplaires dûment achetés, profitent déjà de ce genre d’avantages ? Simplement car le disque représente la preuve qu’on a versé sa dîme à l’éditeur. L’essentiel des problèmes de la distribution physique avec le piratage vient d’ailleurs de la fragilité de cette assertion.
Et c’est là qu’on arrive au cœur du problème. Avec la disparition du support, les distributeurs l’ont remplacé par une autorisation sur un serveur distant. Sauf qu’en réalité, ce n’est pas juste une formalité qui nous échappe (payer son dû au créateur), mais aussi la propriété pure et simple de votre exemplaire. Ce qu’on vous vend à la place, c’est le droit de télécharger et utiliser le jeu sur votre machine. Pour poser des mots sur cette subtilité, les éditeurs fournissent un service au lieu d’un produit.
Évidemment, hors de question de faire de ce droit tout ce que vous faisiez avec votre propriété. Plus question de revente, plus question de prêt et adieu les parties de frisbees endiablées. Quelle meilleure occasion pour les éditeurs que d’en profiter pour mettre fin à l’occasion, un marché leur échappant complètement depuis les origines du jeu vidéo, sur lequel ils ne reçoivent aucune rémunération à chaque revente. Le tout sous couvert de protection anti-piratage.
Rien que sur ces deux points, on peut déjà trouver de quoi polémiquer. Chacun a le droit d’avoir sa vision du jeu vidéo, mais je me demande si qui que ce soit chez les utilisateurs trouverait vraiment son compte dans une virtualisation totale du milieu. Les collectionneurs réclameront leurs armoires pleines à craquer où ranger l’« objet » dans des sacs à poussière. Le convivial voudra prêter ses titres à sa copine, sa famille, ses potes, sans que Sony ou Valve y trouve quoi que ce soit à redire. Le fauché, et par extension la plupart des jeunes, auront du mal à accepter la disparition du marché de l’occasion proposant des titres plus abordables, rejoindra le casual et tous ceux qui voudront la possibilité de récupérer une partie de l’investissement une fois l’achat rentabilisé en le refourgant à une boutique ou une connaissance quelconque.
Ces différents effets ne sont néanmoins que les plus visibles du changement de fond qu’est le dépouillement de propriété inhérent à la virtualisation actuelle. La face visible de l’iceberg, en somme. On peut pousser la réflexion un peu plus loin en étendant nos horizons pour se rapprocher d’autres débats similaires ayant lieu dans les milieux de la musique, de la vidéo ou des livres.
Les livres offrent un premier point de comparaison intéressant. L’idée de possession y est bien plus ancré que dans le monde de la musique et on en retrouve déjà les effets dans une polémique qui commence à peine à décoller avec la commercialisation des technologies de papier électronique. Pour exposer à travers un exemple, Amazon a récemment provoqué un désastre en relations publiques en retirant des ouvrages de sa plate-forme Kindle. Le retrait était en soit justifié, ils avaient découvert que les droits pour la publication électronique n’avaient pas été correctement acquis. Le point qui fâche est qu’en retirant ces ouvrages de son répertoire, tous les exemplaires déjà achetés ont disparu par la même occasion. Les clients ont été remboursés, évidemment, mais essayez de rapporter cela au monde physique pour voir à quel point ce retrait a de quoi choquer. Cet acte, une intrusion dans la bibliothèque virtuelle des utilisateurs, revient exactement à faire intrusion chez vous sans prévenir pour retirer l’exemplaire de votre étagère et le remplacer par un billet de dix euros. Parlons-en, de l’hégémonie du distributeur quand il contrôle l’intégralité de la chaîne de distribution, du magasin à l’espace de stockage où vous entreposez vos acquisitions. Féroce ironie de l’histoire, les romans concernés sont ceux de Georges Orwell dont en particulier 1984. Le parallèle n’est toutefois vraiment valable que pour les consoles. Sur PC, la machine échappe dans une certaine mesure au contrôle du distributeur qui doit se contenter d’un logiciel client tournant en tâche de fond.
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La musique offre également un exemple intéressant. Ici, le débat du format est plus ou moins clos, les consommateurs ont gagné, les distributeurs vendent à présent des MP3 sans mesures de protection contraignantes qu’ils peuvent utiliser plus ou moins à leur guise. Mais que d’efforts gâchés pour en arriver là. Pendant des années le catalogue a été distribué couvert de mesures de restriction empêchant telle ou telle utilisation jugée impropre par quelques chefs de produit du haut de leur tour d’ivoire. Le sujet des contraintes a déjà été abordé plus haut par le prêt et la revente, nul besoin de s’attarder dessus. Intéressons-nous plutôt à un effet pervers plus profond inhérent aux mesures de restrictions de droits. Ces dernières stockent vos données sous forme chiffrée, accessibles uniquement en recevant un passe-droit (clé de déchiffrage) des ayant-droits via un système d’accréditation.
Là où le rapport devient intéressant, c’est qu’il offre déjà un exemple de ce qui se passe le jour où la plate-forme meurt et où les serveurs diffusant les autorisations disparaissent. Et la réponse est nette, une coupure brutale et complète de l’accès à toutes vos données. Dont la durée de vie n’excédera donc jamais celle de la plate-forme. Il suffit d’ailleurs de lire les clauses de service de Steam pour y découvrir que Valve n’est sous aucune obligation de publier un patch court-circuitant leur système d’authentification le jour où ils fermeront leur service. Posez-vous la question, est-ce que votre définition de la pérennité correspond à celle de la durée de vie d’un service offert par une entreprise qui est avant tout là pour faire de l’argent et cessera de le fournir le jour où l’herbe sera plus verte ailleurs ?
p(noborder)=. :http://xkcd.com/488/
Le problème ne se limite pas au contenu vendu en ligne, il n’en est que le représentant le plus évident par la facilité de lui coupler une dépendance à un service éphémère. Mais le matériel, consoles et vieux ordinateurs en train de prendre la poussière, l’est tout autant. Au risque de faire hurler les collectionneurs, dans une gigantesque ironie du sort, l’émulation de demain et le piratage d’aujourd’hui sont les deux clés assurant une mémoire au jeu vidéo. Les images de disques et de cartouches sont éternelles, bien loin de la durée de vie limitée des supports desquels ils ont été copiés. On peut se poser la question sur le long terme, si dans cent ans quelqu’un verra encore un intérêt à écrire un émulateur PlayStation pour les plate-forme de demain. Si le jeu vidéo vieillira aussi bien que la littérature. Mais c’est là un tout autre débat.
Voilà donc, pour le meilleur et pour le pire, ce que propose aujourd’hui le chamboulement de la virtualisation du support, version jeu vidéo. Et il va falloir s’en accommoder pour l’instant, tant il est peu probable que tout cela change de sitôt. Les distributeurs se limitent pour l’instant à des expérimentations, les jeux uniquement disponibles sous forme numérique remplissent pour l’instant une niche qui pour divers facteurs (prix, durée de vie, concepts difficiles à vendre à grande échelle) ne portent pas vraiment à conséquence. Les blockbusters restent sur support physique pendant ce temps, proposant une forme numérique uniquement en alternative. Pour les consoles de salon en particulier, on se doute que c’est bien parti pour durer. La Wii, du haut de ses 512Mo de mémoire flash, n’a clairement pas la capacité de stockage pour des images de DVD. La Xbox 360 peut se permettre des expérimentations avec le disque dur de certains modèles, mais jamais plus grâce aux modèles Arcade et leur limitation à 256Mo de mémoire flash. Même la PS3 n’est pas si bien placée que ça, devant elle faire avec des Blu-Ray pouvant contenir jusqu’à 50Go de données qui auront vite fait de remplir les disques de 20 à 120Go avec lesquels la console est vendue.
Reste les portables pour lesquelles les mémoires flash offrent à présent un rapport taille/prix viable pour contenir des images de jeux. Le constructeur ayant le contrôle de la plate-forme, charge à lui de proposer une expérience suffisamment attrayante pour pousser les consommateurs à franchir le pas. Ce que Sony essaie d’ailleurs en ce moment même avec sa PSP Go. Bide ou succès, verdict d’ici un mois.
J’aurais aimé pouvoir commenter plus en avant sur Steam, mais ayant arrêté de jouer sur ordinateur depuis un sacré bout de temps, le niveau d’implantation de la plate-forme et son impact en tant que distributeur numérique m’échappe un peu. Je me contenterai donc de conclure en rappelant qu’on aborde là une question très personnelle sur laquelle des avis très divergents risquent d’apparaître. En fonction du vécu et de l’approche du jeu vidéo de chacun, certains seront attirés par l’expérience proposée. D’autres préféreront continuer à jouer aux DJ en attendant des garanties plus sûres. Et tôt ou tard, le marché tranchera entre les deux.
Plus qu’à sortir le pop-corn.